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TRALALA
Rencontre avec Arnaud et Jean-Marie Larrieu
Les frères les plus déjantés du cinéma français, Arnaud et Jean-Marie Larrieu, montrent qu’ils n’ont rien perdu de leur espièglerie avec le génial Tralala, une comédie musicale au kitsch assumé. Rencontre.
Rencontre avec Arnaud et Jean-Marie Larrieu
Mathieu Amalric traverse votre filmographie de long en large ; comment travaillez-vous ensemble ?
Arnaud : On s’est rencontrés lors de la première séance de notre premier film, Fin d’été (1999), qui n’avait que deux copies. Il y avait 25 spectateurs et Mathieu était dans la salle. Après la projection, il est venu nous voir et on lui a donné le scénario de La Brèche de Roland (2000), qui n’était initialement pas écrit pour lui. Le seul rôle écrit pour lui, finalement, c’est pour Un Homme, un vrai (2003) ! À chaque fois, on écrit un rôle sans penser à lui, mais c’est lui qui finit par l’incarner ; et à chaque fois, on se dit que c’est incroyable car ça va croiser des choses.
Jean-Marie : On ne se donne jamais rendez-vous pour le prochain film. Bon, sauf pour celui qui suivra Tralala… [rires]
Arnaud : Au début, on avait l’appréhension de devoir travailler avec des acteurs trop « théâtreux ». Mais Mathieu, c’était ce type qui nous disait : « Je ne suis pas du tout acteur, je suis comme vous. Mais je vais jouer pour vous. » Sauf que, quand il jouait, c’était nettement mieux que nous… [rires]. En revanche, on sentait sa peur d’y aller. Son courage aussi. Il est très à l’aise avec nos textes, qui ne sont pas très naturalistes. Ça a créé une complicité. Ce qui est étonnant, c’est qu’il a été capable de jouer des rôles très différents chez nous. C’est pour ça qu’il dit toujours : « Les Larrieu jouent à la poupée avec moi. »
Et pour son rôle dans Tralala ?
Jean-Marie : Le premier à qui l’on a voulu confier le rôle, c’est Philippe Katerine. Mais il était occupé sur son album et il trouvait le personnage trop proche de lui. Mathieu, on avait toujours rêvé de le transformer en Boudu, en Charlot… il le porte bien. C’était l’occasion.
Vous êtes nés à Lourdes, où se passe le film. Quel a été votre rapport à cette ville ?
Jean-Marie : On y est restés jusqu’au Bac, en faisant quelques allers-retours. La ville ne nous a jamais posé de problème, mais, lorsqu’on y revient aujourd’hui, les gens ont tendance à nous fantasmer des vies qui ne correspondent pas du tout à la réalité. Sur le tournage de Tralala, il y avait ce côté « retour à Lourdes » avec tous les malentendus qui vont avec, et que le film prend d’ailleurs en charge.
Arnaud : C’est aussi la métaphore de celui qui rentre dans sa ville et qu’on prend pour quelqu’un qu’il estime ne pas être lui. Il y a aussi tout le côté religieux, certes, mais Lourdes n’est pas une ville religieuse ; elle est très normale, dès qu’on s’éloigne du quartier du sanctuaire…
Aviez-vous justement envie d’y faire advenir un miracle ?
Arnaud : Ça nous semblait évident que si on tournait une comédie musicale, ce serait à Lourdes ! Puisqu’on pouvait jouer sur les miracles, les apparitions… et sur le kitsch. Le côté Jacques Demy de Tralala, est lié au fait qu’on y filme une ville de province naturellement kitsch. Il y a un château-fort médiéval, une grotte, des Vierges, des infirmières…
D’où vient la fameuse injonction « Surtout, ne soyez pas vous-même » ?
Arnaud : Elle provient de la première piste de l’album Magnum de Philippe Katerine. Le morceau est purement musical et, à la fois, on entend : « Surtout, ne soyez pas vous-même. » On a tout de suite adoré le mystère que dégageait cette formule.
Jean-Marie : C’est l’anti-injonction actuelle, quelque part, qui nous dit qu’il faut absolument rester soi-même. Qu’il faut avoir une seule identité et pas quatre à la fois. On aimait bien l’espèce de choc électrique que ça pouvait créer. Rester soi-même, c’est aussi difficile que de ne pas le rester ! Qui suis-je ? Qui es-tu ? On pourrait chercher la réponse toute la journée.
Arnaud : Le parcours de Tralala prend cette formule au pied de la lettre. On s’est inspiré d’une anecdote de l’écrivain Jim Harrison, qui racontait qu’un jour, dans un bled américain, les gens étaient persuadés de le reconnaître comme un fils parti il y a vingt ans. Il démentait, mais les gens n’en démordaient pas !
Tralala est un chanteur sans le sou, qui parvient à improviser sur n’importe quoi, son inspiration constamment nourrie par ce qu’il voit. En tant que réalisateurs, vous fonctionnez de la même manière ?
Jean-Marie : C’est ce qu’on appelait « l’inspiration » chez lui : cette façon qu’il a de faire feu de tout bois. Nous, on a quand même besoin d’une ligne directrice. Il faut un aimant, beaucoup de choses peuvent se cristalliser autour.
Arnaud : Les gens pensent souvent que nos films ne sont pas écrits, puisqu’ils ont l’impression qu’ils s’inventent sous leurs yeux. C’est parce qu’on adore écrire des « récits à vue », qui s’inventent effectivement avec le personnage. Alors qu’en réalité c’est très écrit. À chaque fois, on se dit qu’on fera plus vite mais on n’y arrive pas ! Pour en arriver jusqu’aux dernières versions du scénario, il faut toujours compter un an d’écriture.
Jean-Marie : Pour caractériser Tralala, on avait trouvé une forme d’obsession créative chez des gens pour qui l’inspiration est comme une drogue. Ils ne vivent que de ça. Là, on peut facilement vriller… [rires].
Le génie de Tralala, c’est aussi celui de Philippe Katerine, qui a composé pour le film.
Jean-Marie : Philippe Katerine a composé les mélodies, mais les paroles viennent de nous. C’est lui qui nous a conseillé de nous lancer mais, à l’arrivée, c’est vrai que le résultat reste très « katerinien ».
Arnaud : Il faut savoir que Katerine, c’est quelqu’un qui travaillait en chambre, qui est arrivé à Paris avec un magnéto, qui se baladait dans les rues, qui croisait une fille et qui écrivait une chanson appelée « Sainte Vierge… » Il n’y a pas de doute : Tralala, c’est lui.
Vos films ont très souvent une dimension fantastique. Vous aimez faire décoller le cinéma français des sentiers un peu trop balisés du réalisme ?
Arnaud : On en a pris encore plus conscience sur Tralala : le cinéma de genre nous fait du bien ! Et j’allais dire qu’il fait sans doute du bien au cinéma français [rires]. Mais il peut aussi faire du mal, comme lorsqu’on court tous après un modèle états-unien… Si le genre consiste à faire de nous les colonisés du cinéma américain, c’est insupportable. On peut s’en inspirer : prenons la Nouvelle Vague, par exemple. C’était super. Quand on pense que Jean-Luc Godard voulait faire du Otto Preminger avec À bout de souffle (1960), on en rigole aujourd’hui. Le film est très français, et pourtant il existe parce qu’[il] a sincèrement pensé à Preminger en le faisant…
Jean-Marie : Bizarrement, on a travaillé le scénario de Tralala de manière très réaliste. Par exemple, on découvre que la « fille en bleu » que le héros fantasme comme une apparition divine est en fait une jeune fille qui ne va pas très bien. Il y est question de psychiatre, de docteur… Mais je vous accorde que des choses impossibles peuvent arriver dans le film. Y compris que quelqu’un se mette à chanter !
Pour sortir du réel, rien de mieux que la comédie musicale ?
Jean-Marie : Oui, et on ne voulait pas tomber dans quelque chose de trop programmatique, avec des temps dédiés à la comédie musicale et d’autres pas. On voulait que le chant vienne directement de l’initiative des personnages. On se dit : « Tiens, quelqu’un se met à chanter ? » Si l’on excepte la scène de la boîte de nuit, l’aspect musical n’est jamais forcé.
Est-ce qu’on dirige différemment les comédiens lorsqu’ils chantent ?
Arnaud : Quand ils chantent, on ne les dirige plus du tout ! [rires] Ils sont déjà trop contraints par la caméra, les déplacements, leur éventuelle chorégraphie…
Jean-Marie : S’ils ont bien compris la chanson, ils la jouent eux-mêmes. Ce que fait Mélanie Thierry dans le magasin de Vierges, les sourires, les moments où elle regarde la caméra, tout vient d’elle ! Pour cette scène, on a d’abord laissé la caméra au fond du magasin pour qu’elle l’apprivoise seule. On n’y est pas allé violemment, il ne fallait pas que ce soit intrusif dès le début.
« Ça nous semblait évident que si on tournait une comédie musicale, ce serait à Lourdes ! » Les frères Larrieu.

On a le sentiment que les comédiens chantent en son direct. C’est le cas ?
Jean-Marie : On a tout enregistré avant en studio, par sécurité. Sur le tournage, les comédiens entendaient la musique dans leurs oreillettes, ce qui fait que le plateau était silencieux. On pouvait donc enregistrer uniquement leur chant. Il faudrait voir au cas par cas mais, globalement, on a gardé le son direct.
Arnaud : Il y a très peu d’auto-tune mais, pour préserver les prises de son direct, il fallait qu’on soit prêts à les améliorer un peu. Le purisme n’avait aucun intérêt : on n’allait pas enlever le direct pour quelques petites erreurs de justesse. C’était important de garder l’émotion qui se dégageait d’eux lorsqu’ils chantaient, exercice auquel ils n’étaient pas habitués. Chanter, c’est aussi dévoiler une part de son intimité. S’il n’y a quasiment aucun nu dans le film, à la différence de nos précédents, on considère qu’il y en a tout le temps ici ; quand nos acteurs chantent, ils sont nus.
Jean-Marie : Lorsqu’on comparait la version play-back et la version directe au montage, il n’y avait pas photo : le direct était dix fois plus émouvant. Les play-backs avaient été enregistrés ailleurs, dans un autre univers, à un autre moment…
Votre film ne craint pas de verser dans le grotesque ni de jouer avec les limites du bon goût. Vous êtes-vous fixé certaines limites ?
Jean-Marie : C’est une question de dosage ; nous, on n’exagère pas le kitsch.
Arnaud : Si on prend l’esthétique des films de Gustave Kervern et Benoît Delépine, elle porte déjà en elle une forme de loufoquerie. L’image est marron, il y a de très grands angles… c’est ce qui donne un ton à leurs films. Nous, ce n’est pas pareil. L’esprit des lieux nous préexiste. Il y a une contradiction chez nous : à la fois on aime sortir du réalisme en écrivant des contes, en sortant des codes du récit classique, et en même temps on reste très sobres en termes d’esthétique. À l’étalonnage, notre chef opérateur avait boosté toutes les couleurs pour « faire comédie musicale » mais on n’était pas d’accord ! Précisément parce que notre comédie musicale est censée partir du réel. On ne voulait pas que tout soit jaune ou bleu parce que le cinéma l’a décidé.
Dans Les Derniers jours du monde (2009), vous aviez prophétisé la pandémie du Covid-19 puisqu’on y voyait des gens masqués. Vous récidivez dans Tralala mais, cette fois, sur un ton plus joyeux. Les masques sont devenus presque comiques…
Arnaud : Ça vient peut-être de Tralala, qui a un rapport assez désinvolte au fait de porter le masque… [rires] Très vite, on s’est dit que ce qu’on vivait était tellement incroyable qu’il fallait le laisser entrer dans le film. Si on avait fait l’inverse, ce serait revenu à refuser le miroir que la réalité nous tendait, et ce sous prétexte qu’on fait du cinéma…

Le fait de réaliser à deux vous prévient-il de toute hégémonie ?
Jean-Marie : Un psychanalyste nous dirait forcément oui. [rires] Les gens nous disent souvent que nos films sont hétérogènes. C’est vrai qu’on aime faire en sorte que tout ne soit jamais pareil à l’intérieur du film. On aime le choc des contraires.
Arnaud : Ce qui nous a marqués à l’adolescence, c’est moins le fait d’être deux que de former une bande de garçons. Quand on analyse un peu les choses, on se rend compte qu’on a été le premier ferment de la bande. On préfère constituer une bande que former un duo fusionnel, finalement. Le fait d’être deux est sans doute plus facile pour rassembler au départ.
On parle parfois de « famille » pour qualifier vos collaborateurs. Travailler en équipe, c’est important pour vous ?
Arnaud : En équipe oui, mais jamais en clan fermé. Sur Tralala, on n’avait jamais travaillé avec le chef opérateur ni avec le premier assistant, etc. Les choses bougent. Notre modèle à nous, ce n’est pas des frères cinéastes mais des frères grimpeurs, les Ravier, qui sont nés dans les années 1930 et qui ont ouvert la plupart des grandes voies des Pyrénées en explorateurs.
Ce qui est drôle, c’est qu’ils ont toujours mené des expéditions extrêmement périlleuses et, pourtant, ils emmenaient des amis avec eux. On trouvait ça étrange et, en les croisant, on leur a demandé pourquoi. Ils nous ont répondu : « Parce que ça répartit la tension de la course ». Comme eux, on adore cette idée que la bande est une manière de casser le cadre hyper-professionnel d’un tournage, et donc de garder une forme de désinvolture au travail. Ça, c’est une valeur forte.

En salles le 06 octobre 2021