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Les Passagers de la nuit
Entretien tamisé avec son réalisateur Mikhaël Hers
Après avoir signé les bouleversants Ce sentiment de l’été (2015) puis Amanda (2018), Mikhaël Hers renoue avec le romanesque et l’intime à travers une saga familiale sur fond d’années 80 et d’émissions de radio embrumées – le tout avec un casting d’exception composé de Charlotte Gainsbourg, Emmanuelle Béart et Noée Abita. Rencontre avec un cinéaste à fleur de peau.
Entretien tamisé avec son réalisateur Mikhaël Hers
Paris, années 80. Elisabeth (Charlotte Gainsbourg) vient d’être quittée par son mari et emménage dans un appartement avec ses deux adolescents, Mathias (Quito Rayon Richter) et Judith (Megan Northam). Tandis qu’elle trouve un emploi dans une émission de radio nocturne, elle fait la connaissance de Talulah (Noée Abita), une jeune vagabonde qu’elle va prendre sous son aile. L’espoir d’un renouveau ? Peut-être…
CE QUI FRAPPE D’EMBLÉE DANS LES PASSAGERS DE LA NUIT, C’EST SA DIMENSION FANTASMATIQUE ; NOTAMMENT VIA UNE SÉQUENCE INAUGURALE LORS DE L’ÉLECTION DE FRANÇOIS MITTERRAND EN 1981. LE FANTASME, C’EST LE MAÎTRE-MOT POUR VOUS ?
Les années 80 sont les années de mon enfance, et j’avais envie de m’y replonger depuis très longtemps. Le but n’était absolument pas d’en faire un « catalogue sociétal » mais de se reconnecter à cette période à travers ces sensations dont je me sens bizarrement constitué. Pas dans une perspective nostalgique, mais avec l’envie de réausculter cette époque à l’aune du présent ; d’une certaine façon c’est toujours fantasmé, car on fait des souvenirs et des projections. Cette séquence inaugurale me permettait d’installer le film dans ces années-là de façon efficace, avec ce moment de la « grande histoire », même si vous remarquerez qu’on y assiste d’une manière distanciée. Les personnages traversent cet instant de liesse populaire sans y prendre part, et c’est aussi la situation dans laquelle je me suis trouvé enfant. Je sentais qu’il se passait quelque chose, mais j’étais trop jeune pour pouvoir le formuler avec des mots.
LES MAGNÉTIQUES, UN FILM RÉCENT QUI FANTASME LES ANNÉES 80 PAR D’AUTRES VOIES, DÉBUTE LUI AUSSI PAR L’ÉLECTION DE FRANÇOIS MITTERRAND. POURQUOI CETTE DATE EST-ELLE SI SÉMINALE ?
Si on cherche un événement de la France des années 80 que tout le monde connaît et que chacun associe à un souvenir particulier, pour peu qu’il l’ait vécu, il n’y en a pas cinquante ! Cela cristallise énormément de choses. Le danger était de laisser penser au spectateur qu’il entrait dans un film empreint d’un discours foncièrement politique, ce qui n’est pas du tout le cas.
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À L’IMAGE DES ANNÉES 80, LA MUSIQUE EST TRÈS PRÉSENTE DANS LES PASSAGERS DE LA NUIT ; AU POINT D’EN DEVENIR UN PERSONNAGE A PART ENTIÈRE. QU’EST-CE QUI A PRÉSIDÉ À CE CHOIX ?
La musique participe d’une certaine sensorialité. En tant que cinéaste, j’aimerais qu’on vive mes films de la même manière qu’on écoute une chanson : c’est-à-dire qu’on soit dans un rapport instinctif à une mélodie, qu’on veuille s’y lover. Si le spectateur est happé par la musicalité du film, alors j’aime à penser qu’il s’y sentira comme dans un cocon. La musique est donc très cinématographique : elle prend corps via la rythmique des plans et du montage.
OUTRE LA MUSIQUE, C’EST LE SON QUI EST PRIMORDIAL. LA VOIX EN PARTICULIER. CELLES QUI ÉMERGENT DE LA RADIO POUR COMBLER LES SOLITUDES MAIS AUSSI CELLES, TRÈS SINGULIÈRES, DE CHARLOTTE GAINSBOURG ET NOÉE ABITA…
La question de la voix se posait d’emblée car, lorsqu’on se replonge dans les archives de l’époque, on voit bien que les gens ne parlaient pas comme aujourd’hui. Leur voix a une musicalité très différente. Je n’ai pas voulu que le film soit trop anachronique de ce point de vue, même si là encore tout est fantasmé. Le travail est notamment passé par une forme d’hommage ou d’effet-miroir ; par exemple avec Pascale Ogier dans Les Nuits de la pleine lune d’Éric Rohmer (1984), qui avait une voix très singulière. Charlotte Gainsbourg et Noée Abita, chacune dans leur registre, ont également des voix atemporelles et presque désuètes per endroits. Leur voix dit aussi beaucoup de leur personnalité !
EN PARLANT D’EFFET DE RÉALISME, VOUS SUPERPOSEZ DES IMAGES DOCUMENTAIRES AUX IMAGES DU FILM LUI-MÊME. CELA PRODUIT UN DÉCALAGE. COMMENT AVEZ-VOUS PENSÉ L’IMBRICATION DES IMAGES DANS LE RÉCIT ?
C’était un parti pris dès le départ. Lorsqu’on fait un film de genre et en l’occurrence un film d’époque, on passe toujours ce fameux « pacte » avec le spectateur vis-à-vis du réalisme ; or je ne voulais pas d’un film qui soit une reconstitution exhaustive, voire muséale de cette époque. Je trouve toujours cela un peu artificiel. Je me suis dit que pour donner à ressentir la sensation d’une époque, la collision de plusieurs natures d’images fonctionnerait bien. On a donc inclus des archives d’anonymes ou des extraits de films au montage final, mais aussi des images qu’on a tournées nous-mêmes avec une petite caméra Bolex ! Cela rend un grain si particulier, et la contagion de tous ces différents formats donne à ressentir une espèce de réalité fantasmée de cette époque.

Noée Abita, Didier Sandre, Charlotte Gainsbourg – Les Passagers de la nuit | Copyright Pyramide Distribution
ELISABETH ET TALULAH APPARAISSENT D’ABORD COMME LES HEROÏNES DU FILM MAIS, PEU À PEU, VOUS VOUS RECENTREZ SUR CET ADOLESCENT RÊVEUR QU’ON REMARQUAIT MOINS AU DÉBUT. QUI EST-IL ?
C’est drôle car j’ai plutôt conçu le film comme un récit bicéphale, centré autour de ces trajets d’émancipation parallèles qui sont ceux de cette mère et de son fils. Le personnage de Talulah était fondamental mais plus périphérique dans mon esprit, puisqu’il apparaît et disparaît au fil du temps. Les choses se sont peut-être agencées différemment une fois le film achevé. Après, qui est ce garçon ? Quelqu’un que j’ai pu être adolescent, au sens où il n’est pas happé ou prédestiné à un métier. Certains savent très tôt ce qu’ils vont devenir, mais moi rien ne m’intéressait si ce n’est l’idée que je me faisais de l’amour et de l’art. Mathias est dans cette situation : il est dans un âge des possibles où tout est ouvert et vertigineux à la fois.
LA BEAUTÉ DU FILM TIENT AUSSI À SA FORME CHORALE, OÙ S’ENTREMÊLENT LES DESTINS SANS HIÉRARCHIE…
C’était vraiment ma volonté, mais le résultat repose fortement sur les acteurs. Sur cette grande chance que j’ai eue de trouver une actrice comme Megan Northam, qui joue la sœur Judith et qui a su amener une vraie densité à son personnage. Pareil pour l’amant d’Elisabeth : ce sont des figures qui traversent le film, qu’on voit relativement peu mais qui amènent quelque chose de fort. Le travail des acteurs repose aussi sur leur capacité à faire exister des personnages en apparence plus anecdotiques. C’est d’autant plus difficile pour un rôle moins conséquent puisque l’acteur tourne sur un temps très resserré, il n’est pas familiarisé avec l’équipe ; il doit être bon tout de suite.

Noée Abita, Quito Rayon Richter – Les Passagers de la nuit | Copyright Pyramide Distribution
L’APPARTEMENT D’ELISABETH, LUI, TIENT AUSSI DU ROMANESQUE ; ON PENSE À LA VUE PRESQUE FÉERIQUE QU’IL DONNE À CE PARIS AU PAYSAGE CHANGEANT…
Il y a d’abord eu le choix du quartier : celui de Beaugrenelle avec la Maison de la Radio en face, la Seine en contrebas, des rues plus résidentielles, la banlieue qui s’étend, la hauteur ; cela ouvrait des perspectives dingues ! Le film s’inscrit aussi dans cette volonté topographique. L’appartement, lui, est sans doute le personnage central du film ; on ne pouvait pas tourner dans les tours car il n’y a pas de balcon et donc pas de possibilité d’éclairer les scènes depuis l’extérieur. La ville de Caen nous a prêté son Zénith puisqu’on tournait pendant le confinement, et ma décoratrice a reconstruit un appartement entier sur le modèle de l’époque. On a dressé une grande toile avec une photo autour des fenêtres, qui est la perspective qu’on voit dans le film. Ce qu’on voit à l’écran n’est qu’une partie du travail de décoration ; ce qu’on ne voit pas a surtout permis aux acteurs de s’immerger dans ce lieu reconstitué et de s’y sentir bien. C’était important.
ET CETTE ÉMISSION DE RADIO NOCTURNE, D’OÙ VIENT-ELLE ?
Quand j’étais jeune, j’allumais mon Walkman lorsque je ne trouvais pas le sommeil et je tombais parfois sur ces émissions qui recueillaient des témoignages d’anonymes. On y entendait ces voix comme des passerelles dans la nuit et, d’un coup, on avait accès à l’intimité d’une expérience. Cela suscitait un imaginaire très fort puisque je fantasmais que d’autres en France écoutaient l’émission comme moi ; certains en travaillant, d’autres dans leur lit, etc. Tout d’un coup nous étions liés par cette voix. La séquence « Quel est votre prénom ? » où l’on rencontre Talulah pour la première fois est inspirée d’une émission intitulée Les Choses de la nuit. Quelqu’un venait y parler derrière un paravent, comme dans le film, et le présentateur ne découvrait son interlocuteur qu’à la fin. C’est un souvenir marquant.
Visuel de couverture : Mikhaël Hers Copyright (c) 2019 lev radin / Shutterstock.
En salles le 04 mai 2022