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Debout les femmes !
Interview exclusive de François Ruffin
Investissant depuis quelques années le champ documentaire, l’activiste et député de la France Insoumise François Ruffin se lance dans un « road movie parlementaire » consacré à ces femmes aux métiers aussi précaires qu’essentiels. L’occasion pour nous d’en savoir plus sur son désir de cinéma.
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Interview exclusive de François Ruffin
Dans votre film, Bruno Bonnell – député LREM – explique les raisons intimes qui l’ont sensibilisé aux conditions des travailleuses précaires. D’où vient votre intérêt particulier pour la question sociale ?
Pour la question sociale, je crains qu’il faille entamer une longue sociopsychanalyse ! (rires) Si on se recentre sur ma sensibilité aux « métiers du lien », qui font partie de cette question sociale, il faudrait partir de mes débuts en tant que reporter. J’étais, et je suis toujours un spécialiste des fermetures d’usines. Dans mon coin [la Picardie, ndlr], on avait l’embarras du choix : lorsque j’ai lancé le journal Fakir, il y a plus de vingt ans, j’ai vu fermer Honeywell, Magneti Marelli, Parisot Sièges de France, Goodyear, etc.
Je suis allé à la rencontre des anciens salariés et me suis rendu compte que les hommes avaient été redirigés vers des emplois de cariste ou camionneur et que les femmes étaient assistantes maternelles ou auxiliaires de vie sociale. Deux éléments étaient notables chez ces femmes : la joie de faire ces métiers, qui avaient plus de sens pour elles que de travailler à la chaîne, et l’angoisse de la précarité, qui les faisait souvent fondre en larmes. Comment faire pour remplir le frigo avec 600 euros par mois ? J’en ai accompagné une du matin au soir, puis je me suis engagé auprès d’elles dans la Somme, en les aidant à monter des actions pour faire valoir leurs droits.
Vous auriez pu investir par le biais du journalisme les sujets sociaux qui vous tiennent à cœur, or vous êtes passé par le cinéma documentaire ; pourquoi ?
Dans la vie, je ne veux pas m’ennuyer. Le cinéma me semblait être un outil intéressant puisqu’aujourd’hui l’image est très populaire, davantage que l’écrit. Ce que j’aime profondément, c’est raconter des histoires. J’ai vu énormément de films de fiction, j’ai lu beaucoup de romans… et d’ailleurs j’aurais rêvé de devenir romancier mais je n’y arrive pas ! (rires) J’essaie donc de raconter des histoires autrement.
Vous avez déclaré ne lancer aucune action avant « d’avoir trouvé un méchant. » Y a-t-il d’autres éléments apparentés à la fiction qui sont indispensables pour un film réussi ?
J’ai fait une fac de lettres qui m’a entre autres permis d’étudier le théâtre. La tradition française sépare la tragédie d’un côté, avec Racine, et la comédie de l’autre, avec Molière. Or, chez les Anglais, Shakespeare faisait les deux à la fois. C’est un peu ce que je recherche : passer du rire aux larmes, sans prévenir, ce qui induit de faire reposer mes films sur l’émotion avant tout. C’est très important car dans le mot « émotion », il y a « motion », qui signifie « mouvement ». Je n’ai pas du tout envie que mes films prennent la forme d’un raisonnement, et je m’applique d’ailleurs à ce qu’on n’y voit pas d’intellectuels, de sociologues, d’historiens, etc. Il faut que le récit se suffise à lui-même et qu’on accède à quelque chose de plus global par son biais.
Investir le politique par l’intime, c’est une certaine définition du cinéma !
C’est évident qu’on ne fait pas de grands films politiques en filmant des piquets de grève. Il faut partir de la chambre à coucher. Vous voyez, hier matin, une femme de ménage était au téléphone dans le couloir de l’Assemblée. Elle était soucieuse. Elle m’a raconté que la maîtresse de sa fille l’avait appelée car elle était venue à l’école sans son cartable. Forcément : la mère est partie à quatre heures du matin de chez elle, ce qui signifie que la petite, tous les matins, se lève, s’habille, prépare son petit-déjeuner, se lave puis part à l’école seule. Et ce depuis qu’elle a 6 ou 7 ans. C’est de l’intime, et ça dit quelque chose de très fort.
C’est aussi cette idée que l’émotion est un puissant vecteur d’engagement politique…
Sans vouloir me vanter, toutes les salles font des standing-ovations et applaudissent pendant dix minutes après la projection du film. Mais il y a aussi des éclats de rire. Je pense que le film participe à alléger la souffrance que ressentent ces femmes à être invisibilisées. Il fait en sorte qu’elles se disent : « Je ne suis pas rien dans cette société. Il y a des gens qui parlent pour moi. »
Comment s’est organisé le tournage ?
Avec Gilles Perret, le coréalisateur, on travaille dans ce que j’appelle une forme de « guérilla cinématographique. » Du jour au lendemain, on peut partir tourner quelque part ; on n’a pas de dossier à envoyer au CNC, pas d’équipe à mobiliser… Cela donne lieu à une très grande spontanéité. Il y a aussi la question de l’intime : si vous voulez photographier un oiseau sur une branche en forêt, vous ne débarquez pas avec un 4X4 et seize personnes à l’intérieur. De la même manière, si on veut saisir des fragments de vie, le dispositif doit être le plus léger possible. Ce qui a encore l’avantage de permettre une légèreté d’état d’esprit : si les enjeux financiers étaient trop lourds, s’il fallait remplir des dossiers à rallonge, peut-être qu’on rirait moins. Or Gilles et moi nous amusons beaucoup à réaliser nos films.
C’est la deuxième fois que vous travaillez avec ce documentariste, Gilles Perret. La collaboration est-elle facile ?
Sur Merci Patron ! (2016), mon premier film, on peut dire que j’étais le patron puisque j’étais le seul réalisateur. Je ne pensais pas être capable de travailler en coréalisation mais, avec Gilles, on s’entend divinement bien. Nos tempéraments sont à l’opposé : je suis plutôt explosif, il est très calme. Je lui dis toujours qu’il est l’œil et que je suis l’oreille. Il gère la technique, l’image et le son. Quant à moi, mon objectif est de faire parler ceux que j’ai en face de moi et de construire de la mise en scène. À chaque fois qu’on s’apprête à tourner quelque chose, je pose une idée. On ne filme jamais au fil de l’eau, même s’il y a évidemment des imprévus.
Comment parvenez-vous à articuler mise en scène et authenticité documentaire ?
Je veux que mon film ressemble à une aventure, puisqu’on ne sait jamais de quoi demain sera fait. Il y a des surprises : l’une d’elles est la participation de Bruno Bonnell, l’autre est l’irruption du Covid-19… Je me demande en permanence ce qu’on vient faire là, ce qu’on veut raconter. Tout est pensé en termes de narration. Je ne sais pas raconter une histoire autrement qu’à la première personne. Il faut un fil conducteur, et j’en suis le conducteur au sens propre puisque je conduis la voiture (rires). Lorsqu’on arrive chez une infirmière, on se demande où l’on va tourner, ce qu’on va chercher à lui faire dire…
Le Covid-19 est effectivement intervenu comme une surprise et, paradoxalement, il donne beaucoup de poids au film. Sur un tournage, vous êtes souvent confronté à cette fameuse « chance du documentariste » ?
Bien sûr même si je ne considère évidemment pas le Covid-19 comme une chance. Dans Merci Patron !, je n’aurais pas eu de film si Bernard Arnault ne m’avait pas envoyé son émissaire. Ici, je n’aurais pas eu de film sans Bruno Bonnell et le virus. Il s’agit de saisir les opportunités lorsqu’elles se présentent. Quand la pandémie a frappé, le pays s’est arrêté et nous avec. Dans un deuxième temps, j’ai reçu des appels en série d’auxiliaires de vie qui me disaient les difficultés de travailler sans masque, sans blouse, sans gant, sans gel, etc. Là, c’est devenu évident qu’il ne fallait pas laisser passer l’occasion de poursuivre le tournage.
Vous parliez du fait de raconter une histoire, mais le film offre aussi un espace à ces femmes pour raconter la leur. C’est ce qui a guidé votre désir de cinéma ?
Pas en premier lieu puisque tout est lié à une trame, à cette idée qu’on va essayer de changer la loi. Cette dynamique narrative porte une forme de suspense : on veut connaître l’issue de cette proposition de loi. La cause du film est à chercher davantage du côté de l’Assemblée, puisque Gilles me tanne pour la filmer depuis que j’ai été élu député. C’est vrai qu’il y a de beaux décors, des roulements de tambours, des figurants… c’est très cinématographique. Mais je considère qu’il ne s’y passe rien puisque, en vérité, c’est à l’Élysée qu’est fabriquée la loi.
Faire un film pour dire aux gens que ce n’est pas à l’Assemblée que les choses se passent, ça n’aurait pas passionné les foules… Lorsque j’ai obtenu cette mission parlementaire sur les métiers du lien, j’en ai profité pour appeler Gilles puisque c’était l’occasion de coupler le « dedans » de l’Assemblée à un dehors. Il s’agissait de recueillir les voix et les visages de ces femmes aux métiers difficiles, puis de voir comment cela serait digéré, malaxé et finalement rejeté par l’Assemblée nationale. Le film tient par le contraste entre les deux et me permet de poser une double question, tant sociale que démocratique.
On voit bien que ce contraste, immense, produit une forme de violence.
Oui, on en revient à cette notion de « méchant ». Pendant tout le film, mon inquiétude était de ne pas parvenir à en trouver un. Pour qu’un James Bond soit réussi, il lui faut un bon méchant ! Quand les copains ont vu le film, ils m’ont dit : « Tu ne te rends pas compte, mais tu l’as. Il est multiple, il n’a pas vraiment de visage mais il exerce une grande violence. »
Vous avez également coréalisé J’veux du soleil (2019), un documentaire sur les Gilets jaunes. Entre les deux films, il y a un lien : celui de faire advenir des fragments de vie qu’on n’entend pas ou si peu d’ordinaire.
C’est certain. Depuis vingt ans, je m’applique à essayer de représenter ces parties les moins visibles, que ce soit dans mon journal Fakir, à la radio ou à l’Assemblée. Déjà dans J’veux du soleil, il y avait des assistantes maternelles, des auxiliaires de vie sociale, des femmes de ménage… Sans qu’il ait été pensé de cette façon au départ, il y a un mouvement intéressant dans Debout les femmes ! Au début, c’est moi qui prends la parole pour les femmes de ménage de l’Assemblée, qui restent cachées. Plus tard, elles viennent se confier à moi dans mon bureau. Elles sortent avec crainte de leur cachette. Et à la fin, ces femmes prennent toute la place à l’écran.
Ce qu’on réussit dans le film, à l’échelle de quelques individus, doit désormais se produire à l’échelle de la société. J’espère qu’un autre mouvement populaire naîtra après ce film. Pour parler un langage marxiste, j’espère qu’il pourra aider au passage d’une « classe en soi », c’est-à-dire à la conscientisation, de la part de ces femmes elles-mêmes, qu’elles forment une même classe en termes de conditions d’existence, d’horaires, de salaires et bien sûr de genre. Le film ne suffira pas, c’est évident, mais mon but est de pousser à ce déclic afin que tout le monde réalise leur importance ; importance pour la société mais aussi importance numérique et démographique.
En salles le 13 octobre 2021